La mode derrière les barreaux

La cour centrale d’Old Bailey à Londres a accueilli, pour la première fois de son histoire, lundi 28 avril, un défilé de mode. Ce tribunal de la couronne britannique, chargé de statuer sur les principaux cas criminels, a servi d’écrin à la présentation de la collection de Sue Bonham pour sa marque With Conviction. La particularité de l’événement ne se limite pas à son lieu : les modèles présentés ont été réalisés par des détenues de HM Bronzefield, établissement de haute sécurité et la plus grande prison pour femmes en Europe.

Des initiatives de réinsertion à travers la « mode » existent aux quatre coins du monde. Au Brésil, la créatrice Raquel Guimaraes collabore depuis 2009 avec les détenus de la prison de haute sécurité Arisvaldo de Campos Pires située à Juiz de Fora, à 160 kilomètres au nord de Rio de Janeiro. Des condamnés pour crimes graves ont la possibilité de tricoter des pièces pour la marque de la jeune femme, Doiselles, dans le cadre du projet baptisé Flor de Lotus (« fleur de lotus »). En échange de leur travail, ils perçoivent 75 % du salaire minimal national et des réductions de peine — trois jours de tricots valent pour un jour de liberté anticipée. Un quart de l’argent gagné est mis de côté et leur sera restitué lors de leur libération.

« CONNECTÉS À LA RÉALITÉ »

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Pour les détenus collaborant au label hollandais Stripes, pas de remise de peine, mais un salaire et peut-être à terme la possibilité d’obtenir un certificat de compétences. Mais, surtout, la volonté de s’inspirer de la vie en détention. Allusion aux bandes des uniformes des prisonniers du XIXe siècle, la griffe, dont le logo est une paire de clés et le slogan « Made in prison, Inspired by freedom » (« réalisé en prison, inspiré par la liberté »), mise sur des références explicites à l’imaginaire carcéral. C’est la visite d’un établissement pénitentiaire qui a donné envie à deux frères, Roy et Sasha, et leur meilleur ami, Dave, de mener ce projet en 2012. « Après deux heures passées enfermés, notre liberté avait une saveur tellement particulière, se souviennent les jeunes hommes originaires de Rotterdam (Hollande). Ce sentiment combiné avec les diverses compétences que nous avions pu apercevoir à l’intérieur de l’établissement, nous ont donné cette idée. Nous souhaitions offrir aux détenus une activité quotidienne utile. Avec un véritable emploi, ils restent connectés à la réalité et à la société. La détention ne doit pas n’être qu’une question de punition, elle doit aussi permettre la réinsertion. »

Porteuse d’une image positive de la prison, leur initiative a immédiatement été approuvée par le ministère hollandais de la justice. Et si plusieurs vêtements avaient déjà été produits par de prisonniers, c’est la première fois qu’une marque le revendique fièrement. Les détenus d’un établissement néerlandais ont d’ailleurs été sollicités à l’occasion d’un concours. Dans le cadre d’une collection baptisée « Conscience », ils pouvaient laisser exprimer leur créativité en illustrant leur ressenti sur la vie en cellule. Le meilleur visuel a été imprimé sur tee-shirt et l’ensemble des bénéfices de cette ligne ont été reversés à une association qui favorise la réinsertion des prisonniers dans la société. « Nous aimerions pousser ce principe plus loin. On essaie actuellement d’entrer en contact avec d’anciens détenus pour inspirer nos nouvelles collections. Si l’un d’eux a l’occasion de lire ces lignes, qu’il n’hésite pas à nous contacter ! »

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Produire en prison n’est pas une chose évidente, insistent les fondateurs de Stripes. Conception et production sont réparties sur plusieurs sites, rendant l’équilibre entre la qualité, l’esthétique et la faisabilité plutôt délicat. Et contrairement à une idée largement répandue, fabriquer derrière les barreaux n’est pas l’option la plus économique. « Cela revient moins cher de réaliser les pièces en Chine ou au Bangladesh, où les chaînes de fabrication sont plus efficaces. Notre projet n’est avant tout social, et c’est cela sa force », soulignent-ils. Leur concept séduit d’ailleurs au-delà des frontières néerlandaises… Aujourd’hui, le label est implanté dans cinq prisons, trois aux Pays-Bas, une en Belgique et une en France. Il est aussi en phase de test dans un établissement aux Etats-Unis.

AMÉLIORER LE QUOTIDIEN

Installé depuis plusieurs années à Lima, la capitale du Pérou, Thomas Jacob a lancé en 2013 un programme similaire. Là encore, c’est la découverte de la réalité carcérale qui est à l’origine de son initiative. « Une amie de l’Alliance française m’a invité à visiter une prison où elle donnait des cours pour voir une pièce de théâtre jouée par ses élèves. J’y ai rencontré des personnes fantastiques, mais qui ne faisaient rien de leurs journées et n’avaient aucun revenu. Elles m’ont fait part de leur envie de trouver une activité pour passer le temps et, surtout, gagner de l’argent de manière légale. Il y avait pourtant quelques ateliers de confection, mais ils servaient uniquement à répondre aux besoins directs des prisonniers et non à produire pour l’extérieur », explique le jeune homme de 27 ans.

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Malgré des études de design, il reconnaît ne jamais s’être vraiment senti concerné par la mode, qu’il associait alors aux grandes maisons de couture et au luxe. « En revanche, l’art m’a toujours intéressé, surtout dans son ambition de transmettre des idées, des sensations, de la part de l’artiste, et la volonté de les découvrir et les interpréter, de la part du spectateur. » Après avoir obtenu sans encombre l’accord de l’administration pénitentiaire, il met en place le projet Pietà — référence au chef-d’œuvre de Michel-Ange « qui représente une scène dure, mais où le destin est accepté avec dignité ». Habitués des promesses non tenues, les détenus ne s’attendaient pas à un investissement réel du Français. Avec le temps et des visites régulières, une véritable relation de confiance s’est nouée.

« Pendant un an nous nous sommes concentrés sur le développement d’essais et d’échantillons pour arriver au niveau de qualité que je souhaitais. Ça a pris du temps. On a commencé par la couture-découpe, et le tricot maille machine à la prison des femmes de Santa Monica, à Chorrillos [sud de Lima]. Petit à petit, nous avons constitué une équipe de broderie puis de tricot à la main au sein du même établissement. Parallèlement à la prison de San Jorge dans la capitale, nous avons développé des accessoires et des chaussures. Les équipes de travail grandissaient et depuis janvier nous avons aussi commencé à produire à la prison de San Pedro de Lurigancho [à l’est de Lima] — c’est l’une des plus grande prison au monde. A l’heure actuelle, une trentaine de détenus travaillent sur ce projet. »

Si la ligne s’inspire de la vie sous écrou, les prisonniers ne sont toutefois pas partis prenante dans la conceptualisation des pièces. Une absence qui s’explique par une volonté de cohérence dans la ligne, mise en péril par l’incroyable diversité socioculturelle des participants : « Mais d’une manière générale il y a beaucoup d’échanges dans le processus de création. » Malgré un accès restreint à ses ateliers et au contact limité avec ses équipes, la production en prison offre plusieurs avantages. Parmi eux, l’investissement particulier des détenus qui ramènent souvent leur travail en cellule : « Ils préfèrent travailler et gagner de l’argent plutôt que de ne rien faire, au moins c’est productif et cela leur permet de ne dépendre de personne. »

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Les participants au programme sont rémunérés à un niveau équivalent à celui qu’ils pourraient obtenir en étant libres. « Beaucoup de détenus n’ont pas de visites ou de famille et ont besoin de cet argent pour s’acheter les produits de base d’hygiène non fournis par la prison, ou d’améliorer leur quotidien [ notamment sur la nourriture] et aussi de payer leur réparation civile à l’état ou à la victime », souligne le Français. Ils bénéficient  aussi de réduction de peine : un jour anticipé pour une journée de travail en atelier. Le programme leur offre surtout l’opportunité de se perfectionner dans de nouveaux domaines et d’avoir une expérience de travail avant leur sortie de prison. Et Thomas Jacob d’insister sur la véritable plus-value du projet Pietà : « Ça leur permet surtout de se libérer, de penser à autre chose et de passer un peu plus vite le temps derrière les barreaux. »

Aude Lasjaunias, Le Monde